A Doëlan le quai est désert, le parking itou, pas de pêche aujourd'hui et j'ai pourtant promis juré, la date est en rouge sur mon agenda. Ce soir ce sera sushi pour tout le monde mais quand on ne bloque rien au froid il faut avoir de la ressource et un minimum le sens de l'improvisation... Ce soir qu'est-ce qu'on mange?
L'heure n'est pas à se plaindre du temps ou de la pêche, je respecte ce métier plus que tout autre et j'espère ne pas voir la fin de la pêche artisanale sur nos côtes. Voir les bateaux au mouillage ce n'est drôle pour personne. Pour le patron de pêche, c'est un jour sans et on ne se refait pas la plupart du temps. Pour avoir tenté une sortie, certains ont pris des risques inouïs tel le pilote de ce bateau qui ne partira plus.
Ce soir je dois surprendre mais avec quoi? Les langoustines sont bien vivantes et m'attendent avec les St Jacques, j'ai eu quelques encornets au Belon mais pas de quoi tenir en haleine une table. La nuit parfois je fais un cauchemar, l'équivalent du trou de mémoire pour un acteur. J'ai recréé l'image en studio avec Philippe et cela donne à peu près cela.
Pas de poisson, pas un poisson, il faut donc composer un menu exceptionnel. Je fouille ma mémoire, je la trifouille. Je revois à Honmachi, un des quartiers d'affaires d'Osaka, un petit restaurant où les salarymen venaient faire la pause de midi. Un restaurant minuscule qui s'était fait une spécialité du "bazushi" 馬寿司 ou sushi de cheval ainsi que des assiettes de sashimi de cheval, une note fort peu glamour dans la cuisine de l'archipel nippon. Certains japonais aiment le turf, les chevaux de course finissent ainsi leur carrière parfois aussi éphémère que la floraison des cerisiers. Il n'était pas question de créer l'évènement au dîner en proposant mon cauchemar ou une resucée du bazushi. L'essentiel était de maintenir un cap ; sushi ne veut pas forcément dire poisson. Voyons, je peux me procurer de beaux magrets de canard et du boeuf mais quelle pièce? Je ne suis pas un viandard, j'aime la viande en quantité infime, l'araignée, la hampe sont des morceaux de choix qui demandent à rassir et ne conviennent donc pas à la consommation en cru. Et pourquoi pas cuit? Oui franchissons le Rubicon et proposons une interprétation du "bulgogi" coréen. Une viande marinée avant cuisson. Tout s'éclaire ! J'ai mon repas. Hélas je ne trouve pas la pièce bien persillée dont je rêvais. Une belle tranche de filet emporte la décision. Cuisson minute, très légère caramélisation, réaction de Maillard et sans tarder je monte cela en sushi. Je confie alors à l'ami photographe en lui tendant son sujet encore tiède dans la bouche : "C'est le petit Jésus en culotte de velours". Silence, il déguste lentement, l'oeil mouillant. J'ai fait mouche.
Ce sera la petite délicatesse finale mais pour l'amener il me faut trouver un goût puissant. Le sushi de magret sera servi cru, la difficulté étant de trouver le bon angle de coupe et l'on remplacera avantageusement le wasabi par une purée de... je vous laisse chercher par vous-même. Des cives Kujonegi 九条ネギ du jardin feront s'envoler les papilles haut, très haut.
A bientôt lecteur, lectrice et sois en sûr, tous les goûts sont dans la nature.